Il faut prévenir quelqu’un, me porter secours… Je ne sais pas ce qui m’est arrivé… J’ai du perdre connaissance…
Je veux courir hors de la pièce, hurler « à l’aide » mais aucun son ne sort de ma gorge, je suis incapable de bouger et faire quoique ce soit.
Il faudrait que quelqu’un vienne, je ne vais pas bien du tout… Faut faire vite ou je vais crever dans ma cage à lapin.
Des pas sur le palier… Ca c’est le gros motard du cinquième qui va faire pisser son chien…
« Hey ! Gros ! J’suis dans la merde là ! Fais quelque chose ! » Putain ! Pourquoi je n’arrive pas à crier ? Des reniflements là sous ma porte… Bon chien ! Oui tu le sens toi que quelque chose ne va pas ici… Viens ! Préviens ton maître. C’est un con qui ne desserre jamais les dents mais toi tu vas lui faire comprendre hein que je suis entrain de crever, là tout seul, que j’ai besoin d’un toubib… Bon chien ! Allez gratte encore... Oui c’est ça…
- « Athos ! Aux pieds ! »
Un jappement de douleur…
Sale gros con ! Tu lui as encore balancé un coup de pied ! Tu as de la chance d’être gaulé trois fois comme moi, sinon je te dirai bien ma façon de penser. Faut pas cogner les bêtes… Elles, au moins elles te donnent sans compter… Sans reprendre…
Il doit être alors à peu près sept heures. C’est à peu près vers cette heure-là d’habitude que le Gros descend avec Athos. Qui va passer après ? La petite mémé de l’appartement du dessus, vers neuf heures normalement. Elle, elle va me sauver… Elle me parle, elle, de temps en temps quand on se croise dans l’escalier. Ce n’est pas toujours cohérent parce que la petite mémé elle fait un peu d’Alzheimer. Mais je l’aime bien. On se parle peu, trois/quatre mots comme ça sur la pluie et le beau temps et sur les oiseaux parce qu’elle met du pain sec sur son balcon pour les pigeons. Quand elle part quelques jours chez ses enfants en banlieue, elle dit « et qui c’est qui va leur en donner en mon absence ? ». Je la rassure en lui promettant de le faire à sa place. Alors elle me sourit. Elle est contente. Elle part plus tranquille, même si elle objecte que « ces pauvres petites bêtes » ne vont pas comprendre pourquoi le pain sera sur le balcon d’en-dessous et qu’elle espère qu’ils reviendront bien sur le sien à son retour… Je crois qu’elle m’aime bien aussi. Elle me fait penser à ma grand-mère, et je dois lui rappeler un de ses petits-fils aussi parce que quelquefois quand je l’aide à porter son cabas jusque chez elle, elle m’appelle Alain. Je lui dis « Non, moi c’est José ! Le gars du dessous… » Mais elle n’écoute pas. Ses neurones se mettent à tout mélanger. Alors je la laisse avec ses souvenirs, son passé, et je redescends dans mon gourbis.
Ah cette chienne de vie qui gâche tout ! Comme si la vieillesse n’était pas un fardeau suffisant ! Pourquoi faut-il lui ajouter la folie ?
Ah ! La voilà qui passe… « Mémé ! Préviens les pompiers s’il te plaît ! Ce n’est pas la grande forme ici aujourd’hui ! Mémé… »
Elle ne m’entend pas non plus… Au retour peut-être ? Quand elle remontera avec ses courses, elle pensera à moi en passant devant ma porte, elle sonnera pour savoir si je veux bien l’aider à monter son sac à l’étage au-dessus. Oui, sûrement ! Encore une bonne heure, peut-être deux… Patience José ! Patience ! Accroche-toi ! Bientôt, on va s’occuper de toi…
C’est dingue de penser qu’en habitant dans une tour de huit étages, je ne connais pas mes voisins. Pas un seul nom. Juste des surnoms que je leur donne d’après leur physique : « le Fil de fer », « le Black », « la Tarlouze », « le Cocu », « le Routier »… J’ai un peu plus d’imagination pour les femmes : « la P’tite Bellotte », « la Bombe », « Bobonne » -elle me fait pitié elle, avec ses cocards : son salopard de mec la tabasse tous les soirs. Comment peut-on taper sur une femme ? et personne ne dit rien…« la Rouquine », « la Nympho »- tu parles on l’entend toutes les nuits à tous les étages Ouais… C’est pas banal la vie en appartement… Et puis de la fenêtre, je vois l’immeuble d’en face. Je mâte un peu… Ca fait passer le temps. Je regarde aussi les gosses qui jouent au ballon sur le parking, les ados qui se roulent des pelles sur les bancs ou qui dealent dans les coins, et puis là-bas tout dans le fond, entre le bloc des « coucous » et celui des « mésanges » quand il fait beau, je peux deviner la Tour Eiffel, ma déesse…
J’aime bien ce monde grouillant… Cette vie agitée de… solitude.
Oh ! J’ai bien essayé de lier conversation avec ceux des « éperviers » -mon bloc à moi-, j’ai bien tenté une approche mais pas moyen ! A part la Petite Mémé et Aldo, mon pote du sixième, un alcoolo qui vient frapper chez moi pour se faire inviter à trinquer quand il n’a plus un rond, je n’ai pas réussi à dégeler l’atmosphère.
Je suis originaire du Nord de la France, moi. Chez nous, les Ch’tis, on parle volontiers aux gens. Dans mon quartier, ma ville même, presque tout le monde se connaît. Tout le monde se salue.
Quand j’ai déboulé à vingt-et-un an à Paris, ça m’a fait tout drôle. C’était un rêve pour moi ! PARIS ! La Capitale ! Je connaissais par cœur tous les arrondissements, tous les grands axes, et les rues des quartiers les plus connus. Aznavour, lui, « se voyait déjà en haut de l’affiche », moi je me voyais juste « Parisien »…
« Oh ! Hey ! Petit ! Préviens ta mère, la Blondasse –je l’avais oubliée celle-là tout à l’heure dans ma liste- dis-lui que je me suis vautré sur le carrelage et que je n’arrive pas à me relever ! »
Je l’aime bien ce gamin du quatrième… Il a un petit retard côté cérébral, mais il est mignon. Faut dire qu’avec sa mère qui lui gueule dessus du matin au soir, il y a de quoi déconnecter de temps en temps… Je ne comprends pas ces mères qui ne savent plus parler normalement à leurs mômes sans se mettre à hurler…
« Petit, je t’en prie ! Lâche ta balle, ça m’énerve un peu d’ailleurs de l’entendre rebondir sur le sol, tu vas encore énerver ta mère aussi qui va se remettre à gueuler. Allez, arrête ça et préviens les secours, je vais mal… »
Tu pars… Tant pis…
Elle fait quoi la petite mémé ? Elle traîne non ? Elle devrait être de retour depuis longtemps déjà non ? Tiens, à côté, on dirait la musique du générique des boîtes d’Arthur « A prendre ou à laisser »… On n’est quand même pas déjà en fin de journée ? J’ai du perdre connaissance…
« Hey ! Les voisins ! –« Les Bégueules », pour compléter la liste -… Laissez vos boîtes ! Prenez le téléphone, pas pour la proposition du Chacal, mais pour appeler les pompiers et sauver ma vie… Je viens de comprendre combien elle est importante la vie, même si je me sens si seul dans ce grouillement d’indifférence… Je n’ai pas dit mon dernier mot… Si je m’en sors, je réparerai mes erreurs. Je pardonnerai à mon ex de m’avoir laissé tombé pour mon meilleur ami et j’essaierai de me rapprocher de mes enfants… Si seulement ils sentaient que je vais mal, mais depuis notre divorce, ils ne viennent seulement que pour me « taper » quelques billets. Je ne leur en veux pas. Ils en ont bavé eux aussi… J’aurais du… C’est terrible de ne pas pouvoir retourner en arrière ! La conscience… Elle est terrible la conscience ! Elle vous met face à vos responsabilités. Face à vos incompétences… Face à vous-mêmes ! Si je m’en sors je le jure, j’essaierai de me rapprocher d’eux…
Qu’est-ce qui lui prend à Athos à hurler ainsi à la mort ? C’est lugubre… Il va encore se prendre un coup de pied dans le ventre…
Je n’arrive plus à mesurer le temps… Depuis quand suis-je couché là ? Si au moins les rideaux n’étaient pas tirés j’aurais pu faire signe au bloc des coucous, j’aurais pu me repérer à la lumière du jour et l’activité des gens pour savoir l’heure qu’il est ! Voilà ce que c’est d’être aussi négligent : si je n’avais pas oublié d’acheter des piles pour remplacer celles de l’horloge j’aurais au moins un repère…
Putain c’est long… Ca m’étonne quand même qu’Aldo ne soit pas encore venu voir si je n’avais pas un rab de liquide… C’est vrai, je m’en souviens maintenant : Aldo est parti en vacances chez son frère à Nice… Il parle tant quand il déboule chez moi que souvent je zappe… J’essaie, je fais des efforts, mais c’est finalement seul que je préfère rester… et pleurer sur mon sort…
« Athos… Cesse de faire le loup s’il te plaît, ou tu vas goûter aux rangers de ton gros con de maître. »
Mon portable ! Ah enfin on va me sortir de là ! Zut c’est vrai : impossible de me redresser, de le prendre en main…
Maman ! C’est toi maman, tu t’inquiètes… Je n’ai pas appelé ce matin ou hier… Je ne sais plus… Je t’appelle tous les jours. C’est comme ça chaque matin. Je n’ai pas pu appeler…
Et maintenant je ne peux te répondre ! Je suis là par terre depuis des heures incapable de bouger et d’attraper ce maudit portable.
Maman… Je vais mourir si on ne fait rien… Il me semble que ça fait une éternité que je suis sur le sol… La sonnerie s’arrête. Tu vas encore pleurer… Papa dira « Alors ? » et tu lui répondras « Il ne décroche pas », il hochera la tête en ajoutant « pas de nouvelle, bonne nouvelle, tu sais bien », et il te prendra dans ses bras en te berçant doucement et te dira « Ne t’inquiète pas ! »
Ces talons dans l’escalier, c’est la « Tarlouze »… Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Il y a un instant maman m’appelait… C’était forcément le matin ou l’après-midi, le jour quoi !
Mais les talons aiguilles… c’est vers vingt-trois heures trente qu’ils se mettent en route. Le jour, il s’appelle Eric. Il est employé de banque. Costard, cravate… Beau gosse, filiforme, timide, réservé… Mais la nuit il devient Lola… Bas résille, mini jupe, petit blouson de skaï fuchsia sur top de dentelle noire, faux-cils et perruque blonde… Je ne les croyais pas quand ils ont raconté ça au bistrot du coin. Pour moi c’était le « Gamin », et puis un jour j’étais tellement bourré pour trouver la clef de mon studio dans la poche de mon pantalon, que j’ai dormi sur le pas de ma porte et je l’ai vu partir dans le noir de la nuit, vers les projecteurs de la ville pour rejoindre ses fantasmes… A chacun sa façon de maquiller sa vie, de se créer son paradis artificiel…
Je me désespère que voir quiconque se préoccuper de moi…
J’entends la petite mémé qui passe… Ca fait donc un jour de plus que je gis là. A qui parle-t-elle là devant ma porte ?
« Minou, minou, qu’est-ce que tu fais là ? Je ne savais que José avait un chat… Viens, avec moi petit minou, je vais te donner du lait. On ne le voit plus en ce moment ton maître… Mais je vais te soigner en attendant son retour, comme il le fait pour mes pigeons… »
Mémé ! Non ! Ne pars pas, je suis là… mais il faudrait appeler les pompiers. Je n’ai jamais eu de chat… Ce n’est pas le mien…
Elle a dit mon prénom… Oh ! Mémé ! Pas si perdue que ça n’est-ce pas ? Je te promets que lorsque je serai guéri, on passera plus de temps ensemble. A moins que l’Alzheimer soit ta façon à toi de garder une distance avec les autres…
- « Monsieur Rivière, vous êtes-là ? Ouvrez s’il vous plaît c’est Madame De Suza, la concierge… Monsieur Riv… Oh Mon Dieu… Allo, les pompiers ? Pouvez-vous venir immédiatement à l’appartement 308 de l’immeuble « Les Eperviers » rue Babylone dans le 7ème… Je crains qu’il ne soit trop tard depuis longtemps d’après l’odeur… »
- « Reculez-vous Madame, nous allons enfoncer la porte… Il faut appeler la police, il y aura sûrement une enquête… Savez-vous s’il a de la famille ?... Il faudrait les prévenir… N’entrez pas… C’est pas beau à voir… Ca doit faire un sacré bout de temps qu’il est là… C’est incroyable qu’aucun voisin n’ait donné l’alerte…
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Entrefilet dans le Journal « Le Parisien » du mardi 30 juin 2009 :
Drame de la solitude : Monsieur José Rivière, cinquante cinq ans, a été retrouvé décédé depuis plusieurs jours à son domicile…L’enquête a conclu qu’il a succombé à un AVC, dans l’indifférence la plus totale… »
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