AU-DELA DE LA HAINE
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Je suis originaire du Nord de la France, moi. Chez nous les Ch’tis on parle
volontiers aux gens. Dans mon quartier, ma ville même presque, tout le monde se connaît. Tout le monde se salue.
Quand j’ai déboulé à vingt-et-un an à Paris, ça m’a fait tout drôle. C’était un rêve
pour moi ! PARIS ! La Capitale ! Je connaissais par cœur tous les arrondissements, tous les grands axes, et les rues des quartiers les plus connus.
Aznavour, lui, « se voyait déjà en haut de l’affiche », moi non, je me
voyais juste « Parisien »…
Quitter cette usine où j’étais cartonneur… Un métier de dingue où je devais attraper
les verres posés sur un tapis qui défilait imperturbablement devant moi sans me laisser le temps de me
moucher ou me gratter. Il fallait en prendre quatre de la main droite et quatre de la gauche pour les ranger dans des cartons. Les études, ce n’était pas mon truc, alors à seize ans j’ai choisi
d’aller l’usine, pour gagner ma vie.
Oh ! Ce n’est pas que je sois bête, ni que je ne n’aime pas apprendre… Ce serait
plutôt que j’aime choisir mes leçons. Qu’en avais-je à faire que (a+b)2 soit égal à
a2+2ab+b2 ? Est-ce bien utile de calculer le temps
que mettra la baignoire pour se
remplir ? Je ne prends que des douches… En classe j’aimais la géo, le
français… J’étais bon en rédac… J’avais tant de rêves et d’imagination plein la tête que c’était facile d’inventer des histoires même si l’orthographe c’était pas toujours ça. Cinquante ans que j’écris « vacanses », pas moyen de me rappeler ce satané « c ». Faut dire qu’il ne fallait pas compter sur moi le soir pour
ouvrir mes cahiers et faire des devoirs… Je préférais plonger dans mes livres à moi sur les chiens, les chats, j’en connais quasiment toutes les races, le monde animal me fascine, du plus petit
au plus gros, le monde entier me passionne j’en ai feuilleté des Atlas ! Les us et coutumes des différents pays sont si captivants… Les livres ont toujours eu une place importante dans ma
vie, j’ai peu de meubles mais des bouquins, ah ça ! il y en a partout. Dix ans d’école m’ont largement suffit, et même encore aujourd’hui je ne regrette pas d’en être vite parti…
Ma mère m’a regardé partir en pleurant. Ma « musette » sur l’épaule j’étais
pourtant fier, moi, d’aller gagner ma vie. Ce n’était pas le fait que je ne sois qu’un simple ouvrier qui chagrinait maman, mon père était mécanicien et a subvenu aux besoins de toute la famille
sans que l’on ait manqué de quoi que ce soit. On a toujours été très heureux. Maman, qui avait abandonné son métier de lingère à ma naissance, confectionnait les habits de nous cinq, des jeans
« pattes d’eph » aux pyjamas, des manteaux aux jupes plissées de mes sœurs, des chemises de travail de mon père à la robe pailletée de Noël des trois femmes de la maison… Ca lui
permettait d’économiser les heures supp’ que papa faisait souvent pour partir l’été en vacances.
L’ambition n’était pas essentielle dans nos projets.
Je crois que ce qui était le plus important pour mes parents c’était le courage de
gagner le nécessaire sans ne rien demander ni devoir à personne, l’amour qu’ils se vouaient et de
savourer à chaque instant de ce bonheur d’être une famille heureuse et unie.
Non, les larmes de maman, c’est juste que malgré tout, sans viser trop haut une maman
envisage toujours mieux pour son fils, du moins le moins dur possible…
Celles qu’elle avait versées ce matin-là, redoublèrent quand elle m’a vu rentrer huit heures plus tard, les lèvres desséchées parce que je n’avais même pas osé boire entre deux cartons, à la bouteille d’eau qu’elle avait glissée dans mon sac, de peur de manquer quelques verres. Je m’étais seulement
autorisé les vingt minutes de pause casse-croûte légale où un gars était venu prendre le relais à ma place au tapis. C’est comme ça l’usine ! Tu ne dois jamais baisser ta cadence, tu ne dois
jamais abandonner ton tapis sans le relais, sinon les verres, ils tombent… C’est dire s’il valait mieux ne pas te chopper une gastro… Rires… Mouais… J’suis un marrant… J’étais un marrant…
Je ne comprenais pas le chagrin de maman…
Moi j’étais fier : je bossais enfin !
Je n’étais plus un gamin, mais un adulte !
Je ne regrette rien de cette époque où je faisais les 3/8 qui consistait à travailler
en équipe de huit heures réparties sur trois jours, le premier de 5 heures du matin à 13 heures, le second de 13 à 21 heures, le troisième de nuit de 21 à 5 heures. Le quatrième jour était repos.
Même si papa considérait qu’appeler ça « repos » n’était pas adéquat parce « qu’enfin quand on n’a pas dormi de la nuit on l’a quand même pas volée cette
journée ! »
Il disait ça en s’énervant quelque peu parce que je crois qu’au fond, comme maman, il
avait espéré mieux pour son fils…
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