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Mon portable ! Zut c’est vrai : impossible de le prendre en main… Ca commence à me gonfler ce petit jeu. C’est plus drôle à la fin…
Maman ! C’est toi maman, tu t’inquiètes… Je n’ai pas appelé ce matin ou hier… Je ne sais plus… Je t’appelle tous les jours. C’est comme ça chaque matin. Je sais que papa t’apporte le café au lit à sept heures trente, j’attends avec impatience huit heures pour entendre ta voix. « Avant c’est trop tôt mon garçon. Tu sais à mon âge, au réveil, il faut me laisser le temps de rassembler mes idées que j’ai assommées par les somnifères » Alors j’attends huit heures. Je sais combien tu tiens à tes habitudes, tes repères, tes règles maman.
Je n’ai pas pu appeler…
Et maintenant je ne peux te répondre ! Je suis par terre et debout en même temps, inconscient et là, debout face à ce portable… Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je ne comprends plus rien…
Maman… Je vais crever si on ne fait rien… Il me semble que ça fait une éternité que je suis sur le sol… La sonnerie qui s’arrête. Tu vas encore pleurer… Papa dira « Alors ? » et tu lui répondras « Rien… Il a sûrement du être à nouveau hospitalisé », il hochera la tête en ajoutant « pas de nouvelle, bonne nouvelle, tu sais bien, c’est toujours comme ça », puis impuissants, vous vous jetterez dans les bras l’un de l’autre et vous pleurerez.
Je ne suis bon qu’à ça : semer le chagrin, le malheur.
Vous devriez être heureux, tranquilles, à profiter pleinement de cette chance que d’être encore ensemble et en bonne santé à quatre-vingts ans. Mais depuis ces dix dernières années je vous ai bien pourri la vie ! Je m’en veux mais quand je me sens angoissé, oppressé, je ne peux m’empêcher de me raccrocher à vous. Le temps passe inexorablement, en dessinant sur les visages multitudes de rides, grisonnant les cheveux et insinuant dans les articulations de l’arthrose, mais là tout au fond de notre âme demeure l’enfant qui se recroqueville en position fœtale et appelle sa maman… Son papa.
Que n’ai-je pas parfois téléphoné jusqu’à une vingtaine de fois dans la journée, entrecoupées de bouteilles vidées, vous torturant d’heures en heures sans pitié, trop enfoncé dans ma souffrance pour seulement oser imaginer la votre. On est égoïstes nous, les dépressifs… les alcooliques…
Vous auriez pu me rejeter, me raccrocher au nez, me renier.
Jamais ! A aucun moment vous ne m’avez abandonné.
Faut dire que si quelqu’un pouvait comprendre ce mal lancinant qu’est la déprime, c’est bien vous mes chers parents. Maman… Tes larmes… si fréquentes, qui ont plu sur l’enfance de mes sœurs et moi… inexplicables, que papa calmait du mieux qu’il pouvait en te berçant dans ses bras… en te portant à bout de bras !
Peut-être que si j’avais eu, auprès de moi un amour aussi passionnel, j’aurai pu m’en sortir… Peut-être que je n’aurais pas eu à vider toutes ces bouteilles pour les jeter à mer…