J'ai présenté cette nouvelle au concours Annie Ernaux 2006 sur le thème de "la passion".
Elle n'a pas été primée et c'est seulement aujourd'hui que je viens de découvrir sur le net l'appréciation du Jury à cette adresse : http://www.signets.org/ernaux_2006/thematique_adultes.pdf (en page 8)
Il me semble que ce texte est moins nul que je ne l'avais pensé alors j'ai décidé de le publier ici.
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- Mademoiselle ? Les gars ont terminé avec le rez-de-chaussée. Pouvons-nous enlever les
meubles de l'étage ?"
Cynthia releva la tête et remonta de la main les mèches de cheveux qui l'empêchaient de voir son interlocuteur. Elle était accroupie sur le plancher de la chambre à coucher, occupée à entasser tout le linge dans des sacs plastique.
Elle se mit debout en soupirant :
- "Oui, vous pouvez y aller, j'ai justement terminé. Soyez gentil, aidez-moi s'il vous plaît à descendre quelques-uns uns de ces paquets."
Elle savait que sa grand-mère aurait été d'accord avec ce choix de tout faire enlever par l'Association d'Emmaüs. Bien qu'elle n'ait jamais été très riche, elle avait toute sa vie durant, essayé de faire des dons pour différentes œuvres, selon ses faibles moyens.
La jeune fille aurait aimé garder tous ces meubles et objets qui avaient bercé son enfance, mais ils ne seraient pas du tout intégrés dans le petit appartement dans lequel elle avait emménagé depuis maintenant deux ans.
Quand elle avait appris qu'on lui avait attribué ce poste de professeur de français titulaire, elle avait immédiatement pris un crédit pour s'offrir ce trois pièces-cuisine sur lequel elle avait flashé, parce que situé près du collège où elle enseignait et du jardin public où elle pouvait faire son jogging pour évacuer le stress des fins de journée.
Elle avait choisi avec soin la décoration aux chaudes couleurs africaines, et imaginait mal le buffet flamand sculpté de mamie Marcelle à côté de ses girafes en bois et son clic-clac rouge imprimé d'éléphants.
C'est donc la mort dans l'âme, qu'elle n'avait conservé que quelques bibelots qui lui rappelaient tant de souvenirs, rassemblés dans les trois cartons qu'elle avait déjà mis dans sa voiture.
Les déménageurs investirent les lieux et vidèrent rapidement les différentes chambres.
- "Ce coffre en rotin Mademoiselle, nous l'emportons aussi ?
- Oui j'ai laissé dedans les couvertures que grand-mère y entassait. Je suis sûre qu'elles seront aussi très utiles à votre association"
Cynthia jeta un coup d'œil circulaire dans les pièces maintenant vides, soupira et commença à descendre l'escalier quand l'homme la rappela :
- " Dîtes-moi, ce coffre est bien lourd pour des couvertures…"
Intriguée, elle le rejoignit et souleva le couvercle :
- "Pourtant regardez…"
Elle s'interrompit après avoir ôté de carré de laine qui recouvrait en fait une multitude de cahiers, carnets, agendas… qu'elle considéra très étonnée. Elle reconnut l'écriture très soignée de sa mamie sur les feuillets de tous formats.
Il semblait y avoir des années de journaux intimes. Ici, quelques carnets emplis de poèmes, dans ce cahier des histoires courtes, celui-ci des contes pour enfants…
Elle se souvenait de cette histoire de la petite feuille qui voyageait sur le vent…
- "Alors ? s'impatienta l'homme, on l'emmène ?
- Non, je le garde finalement, décida Cynthia. Pourriez-vous me le faire déposer dans le coffre de ma voiture s'il vous plaît ?
- Pas de problème. Albert, tu prends l'autre côté ?
- Merci Messieurs, je ferme derrière vous."
C'est ce qu'elle fit en effet, les yeux embués de larmes, mais néanmoins consciente d'emporter avec elle dans l'énorme panier d'osier, l'âme de cette maison dont elle allait maintenant déposer les clés chez l'agent immobilier et qui, dès demain, porterait la pancarte "A VENDRE".
La jeune femme passa quasiment toute la nuit à trier les documents de sa grand-mère, rassemblant sur un tas tous les agendas où la défunte avait consigné toutes ses journées, faits et gestes, observations diverses et même ses menus.
Cynthia était mal à l'aise en découvrant ainsi les pensées les plus intimes de son aïeule et se dit qu'elle les lirait plus tard, lorsqu'elle aura avancé dans son deuil.
Pour l'heure, elle préférait partir à la découverte de ses petits carnets de poèmes :
Je suis porteuse de ce virus
De cette maladie honteuse
In tolérée par vos us
J'avoue : je suis une écriveuse.
Profitant de votre sommeil
Moi je rêve sur le papier
Puisque les nuits portent conseil
Et que la lune est mon alliée.
Alors loin des sourires en coin,
Des sarcasmes et de l'ironie
Qui, le jour, font chanter ma vie.
Les mots sont mes rébellions,
Mes espoirs ou mon impuissance,
Ils expriment cette passion
Qui justifie mon existence.
Mais soucieuse de vous plaire,
Sans pour autant y renoncer,
Je me cache un peu pour ce faire,
Et éviter de vous blesser.
Je suis porteuse de ce virus
De cette maladie honteuse
In tolérée par vos us
J'avoue : je suis une écriveuse.
Pourquoi mamie Marcelle se cachait-elle pour elle ?
C'est vrai que malgré leur complicité, elle ne s'était jamais ouverte à sa petite fille sur cette passion.
- "C'est quoi une passion Mamie ?
- C'est quand on pense toujours à quelque chose ou que l'on se sent poussé à faire quelque chose. C'est une espèce de force irraisonnée contre laquelle on ne peut rien.
- Ta passion c'est de faire des napperons ou de préparer des tartes aux pommes ? Tu en fais toujours…
- Non ma chérie, ça c'est un passe-temps, une façon d'organiser son temps libre, de s'occuper les mains. Une passion, c'est au-delà de tout ça, c'est quand ça devient ta vraie raison de vivre.
- Alors ta vraie passion à toi Mamie, c'est quoi ?
- Toi, ma petite Pitchounette !"
Cynthia devait avoir une dizaine d'années quand elles avaient eu cette conversation.
Il faudra que je trouve l'agenda de cette époque-là, pensa-t-elle, sa grand-mère avait certainement dû noter quelque chose sur cet échange…
La jeune femme ne savait par où commencer tant il y en avait…
… J'ai toujours aimé lire, au grand désespoir de ma mère qui estimait que la lecture était oisiveté. Une femme avait à ses yeux beaucoup mieux à faire qu'à "se monter le bourrichon" dans des textes malsains. Aussi se chargeait-elle de me trouver une "vraie" occupation telle que le jardinage, le ménage, de la couture, du tricot…
Ainsi parlait Marcelle de son enfance.
Dans cet autre carnet :
J'aime la poésie depuis toute petite, elle me libère le cœur. Lorsque l'émotion est trop intense, il m'est indispensable de la déverser sur le papier…
Dans celui-ci, ce poème, ce cri du cœur sans doute destiné à Emile, son mari :
Moi, je croyais qu'aimer, c'était tout partager
Et qu'un bel unisson le temps devait forger ;
Que les années devaient calquer nos émotions…
Plus elles passent et plus grande est ma déception.
S'aimer ne veut pas dire avoir les mêmes goûts,
Mais de les respecter, n'en point montrer dégoût
Me semble être la base du bonheur parfait…
Sur ce point notre histoire a déclaré forfait.
Et si rien qu'une fois tu partageais ma joie,
Tu disais simplement : "Je suis heureux pour toi"
Qu'un franc sourire aux lèvres, sans aucun mépris,
Me prouve que tu es, encore un peu épris.
Occulter de ma vie tout ce qui m'est passion,
Refuser sur ce point la moindre concession
Me fait parfois douter de notre engagement.
L'égoïsme tu sais, mène à l'isolement !
Puisqu'il est avéré qu'on n'est que de passage,
Crois-tu que se gâcher soit à ce point bien sage ?
On ignore le temps qui nous est imparti,
Evitons les regrets quand l'un sera parti !
Rappelle-toi… Ces rêves et ces idées loufoques
Sont les mêmes que ceux, des premières époques
Qui ont su te séduire et qui t'ont fait m'élire,
Et te faire dire "oui" au meilleur comme au pire.
Cynthia comprenait mieux pourquoi sa mamie évitait de parler de sa passion, qu'elle avait en quelque sorte du vivre comme une névrose, une tare ou une marginalité, rejetée par son entourage.
Par contre, qu'elle lui ait caché à elle, sa petite fille, une littéraire, lui serrait le cœur.
Il lui apparaissait comme un devoir de mettre aujourd'hui ces écrits en pleine lumière, d'autant plus que sa mamie avait , à son avis, une bien jolie plume.
Elle entreprit donc, les jours qui suivirent, de dactylographier quelques poèmes qu'elle envoya à quelques éditeurs, tout en se promettant qu'elle aurait toujours la possibilité de payer une auto-publication de ce recueil avec une petite partie du produit de la vente de la maison de la défunte, dont elle était la seule héritière.
Elle pouvait bien faire ça en mémoire de sa grand-mère !
Elle n'eut pas à le faire, puisque à sa grande surprise et immense joie, l'un d'eux accepta d'en faire, certes un faible tirage, mais la poésie est une catégorie littéraire assez peu demandée, aussi était-ce encourageant.
Forte de ce succès, Cynthia se mit à retranscrire sur l'ordinateur un roman qui l'avait beaucoup émue : "Femme d'un seul homme" qui racontait la quête d'une femme pour savoir la vérité sur son amour de jeunesse déçu, et le confia également au comité de lecture de différents éditeurs.
Les intentions de la jeune fille n'étaient en aucun cas de tirer profit des écrits de son aïeule, mais il lui tenait à cœur de réaliser post-mortem son vœu de laisser une trace :
Ecrire pour vivre encore,
Pour défier la mort,
Pour être toujours là
Bien que dans l'au-delà.
Ecrire pour te parler,
Te guider et t'aimer,
Laisser auprès de toi
Un petit peu de moi.
Ecrire pour que jamais
Tu ne puisses oublier
Que tu es tout pour moi
Tout et même au-delà.
Elle se sentait comme investie d'une mission.
C'est dire à quel point elle accueillit avec un immense enthousiasme l'offre des Editions des Frais Fonds, de publier ce roman.
Elle choisit avec soin la photo qui figurerait au dos de la couverture et rédigea la fiche d'identité de Marcelle Valdes.
- "Ma petite mamie, tu n'es plus une "écriveuse", tu fais désormais partie de la grande famille des écrivains" murmura-t-elle les larmes aux yeux.
Les semaines qui suivirent Cynthia décida de faire une pause. Elle s'était donnée tellement à fond à cette "mission" depuis plusieurs mois, qu'elle se sentait vidée. Plonger ainsi dans les écrits de sa grand-mère lui avait empêché de faire son deuil, et psychologiquement, cela commençait à la fragiliser.
Elle décida donc de refermer quelques temps le couvercle du coffre d'osier et de se concentrer sur son métier de professeur, et sur ses élèves, de sortir avec des amis, bref, vivre enfin SA vie.
Un dimanche après-midi, alors qu'elle corrigeait quelques copies, lovée sur son clic-clac face à la télé, on sonna à la porte.
- "Monsieur ?
- Bonjour Mademoiselle, je suis Lucien, enfin… le Régis de "Femme d'un seul homme" lui dit-il en présentant le livre de Marcelle. C'est l'éditeur qui m'a dit… Il m'a communiqué votre adresse…
- Comment ça ? Mais… ce n'est qu'un roman…
- Oui, toute la seconde partie du livre, mais la rencontre, cette passion qui unit les personnages… c'est Elle et moi ! Tout ça c'est notre histoire, jusqu'à ce que l'on nous sépare."
Ce qui frappait le plus pour un garçon de cet âge, c'était cette façon de se tenir droit comme un i, c'était cette assurance qu'il avait et surtout, cette façon qu'avaient ses yeux de changer de nuances entre l'ocre et le vert…
Bien sûr que Cynthia avait devant elle aujourd'hui un vieux monsieur, mais en se remémorant cette phrase écrite de la main de sa grand-mère, elle avait la preuve au premier coup d'œil, qu'il s'agissait du même homme. Elle l'invita donc à entrer.
Et Lucien de raconter comment la mère de Marcelle lui avait intimé l'ordre de laisser sa fille tranquille, pour de fausses mauvaises raisons…
- "En ce temps-là, Mademoiselle, on ne discutait pas vous savez. J'ai pourtant essayé d'insister, mais voyez, toutes mes lettres m'ont été retournées."
Il sortit en effet de sa poche tout un paquet de veilles enveloppes entourées d'un élastique, avec la mention "RETOUR A L'EXPEDITEUR".
- "Je l'ai toujours aimée vous savez… D'ailleurs je ne me suis jamais marié… Alors quand j'ai vu sa photo sur le livre à la FNAC, je l'ai tout de suite reconnue… Le temps ne change pas l'intensité du regard Mademoiselle, et le sien était inoubliable…"
L'homme essuya une larme et Cynthia envahie par l'émotion, alla chercher un petit carnet dans le coffre en osier.
- "Tenez, je crois que ces poèmes vous étaient destinés".
Il ne dit rien, prit le précieux cadeau sans l'ouvrir et le glissa dans la poche intérieure de sa veste, là où battait son cœur.
- "Puis-je encore vous demander une faveur Mademoiselle ?"
- Dîtes toujours…
- Pourriez-vous me conduire auprès d'elle… je pourrai alors, enfin lui dire au revoir…"
Face à la tombe de granit gris, la jeune femme comprit que désormais, elle avait définitivement rempli sa mission en regardant Lucien déposer une rose à côté de l'extrait du poème que Cynthia avait fait graver sur une plaque :
Ecrire pour que jamais
Tu ne puisses oublier
Tout et même au-delà.
Claudie Becques (2006)